Les Noirs de France doivent-ils accepter, en plus des discriminations dont ils font l'objet, que leur passé soit ridiculisé ? Un débat sur la colonisation est nécessaire
Par Patrick Lozès, président du Cran (Conseil représentatif des associations noires de France)
Libération du lundi 27 novembre 2006
Communication n°ANA2006/52
Réagissez sur notre forum Format RTF|fr Format RTF|en
Après l'article 4 de la loi du 23 février 2005 sur les «aspects positifs» de la colonisation, après la définition par le Petit Robert de la colonisation comme «mise en valeur» des pays colonisés, les éditions Milan tentent de publier sous une nouvelle jaquette le recueil de chansons intitulé... le Beau Temps des colonies. Il serait étonnant que ce disque, dont le contenu et l'iconographie sont ouvertement colonialistes, soit à nouveau diffusé chez tous les disquaires de France, les Fnac et les sites de vente sur l'Internet.
Présentée comme un document historique, avec des explications et en la resituant dans un contexte, cette compilation aurait sans doute été intéressante. Mais, livrée telle quelle, elle donne l'impression de promouvoir la vision colonialiste. S'aviserait-on ainsi de diffuser sans précaution des chansons homophobes ou antisémites, dans un recueil intitulé Au bon vieux temps et avec en couverture une caricature d'homosexuel ou de Juif datant des années 30 ? Heureusement, non. Alors, il faut poser la question : y a-t-il, en France, deux poids deux mesures dès qu'il s'agit des Noirs ?
Les Noirs de France doivent-ils accepter, en plus des discriminations dont ils font quotidiennement l'objet, que leur passé soit ridiculisé ? Que leurs familles, dont beaucoup ont été esclaves, soient tournées en dérision ? Doit-on, enfin, supporter cette insulte de plus portée à notre mémoire ? La souffrance des Noirs n'est pas un objet de commerce. Elle n'est pas un objet de ridicule. Nous avons payé de notre sang le droit à notre dignité. Et nous entendons bien, désormais, avoir droit au même respect que tous les autres citoyens français. C'est la mission que le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), que je préside, s'est donnée depuis sa création, en novembre 2005.
Aujourd'hui, avec cette nouvelle affaire, force est de constater que la prise de conscience nationale que l'on attendait après la première journée commémorative de l'esclavage, le 10 mai 2006, n'a pas eu lieu. N'est-il pas fâcheux que, d'après un récent sondage, 66 % de nos concitoyens jugent toujours le rôle de la colonisation «positif» ? Est-il acceptable qu'une définition du mot «colonisation» directement inspirée du «beau temps des colonies» figure depuis quarante ans dans l'un des dictionnaires les plus consultés de France, sans que personne ne s'en émeuve ?
Les explications du directeur éditorial des éditions le Robert, Alain Rey, font froid dans le dos : «Et qu'était la colonisation de nouvelles terres sinon l'exploitation, la mise en valeur de ses richesses, au bénéfice des colons ? Au-delà de ça, si on n'a pas le droit de parler des côtés positifs d'une chose qui est globalement négative, c'est une forme de révisionnisme !» (1).
Qu'on se comprenne bien : nous ne disons pas que les éditions le Robert, les éditions Milan ou la Fnac sont délibérément racistes et colonialistes. Mais ils sont le produit d'une histoire qui a fait croire que la colonisation était positive, pour justifier la colonisation. Ce conditionnement a laissé des traces, dans nos dictionnaires, dans notre langue, dans nos têtes. Ceux qui ont souffert de la colonisation savent que cette dernière était d'abord l'avilissement des cultures, la négation d'existences jugées négligeables. La colonisation a peut-être construit des routes et des hôpitaux. Mais elle a détruit des hommes. Elle a détruit nos parents, nos ancêtres, nos familles. Elle a saccagé nos vies, à jamais. Nous nous souvenons, nous, que les mariages mixtes, entre Blancs et Noirs, ont été interdits en France par le Code noir, en 1685. Nous n'avons pas oublié que l'apartheid a existé dans notre pays. Comment oublier ?
Pour autant, les populations noires aiment la France. Le film Indigènes vient magistralement de montrer le sentiment patriotique qui animait les combattants venus des colonies. Voilà pourquoi il est temps de se rassembler, de se parler, dans le cadre d'un débat national organisé sous l'égide du président de la République, Jacques Chirac, et du Premier ministre, Dominique de Villepin. Il est temps d'organiser un débat national sur la colonisation. Ce débat devra être relayé par les journaux et dans les écoles pour qu'enfin on réalise pourquoi certains Français ne comprennent pas que l'on puisse rire, sans distance, du «temps béni» des colonies.
(1) Libération du 6 septembre 2006
lecran
Pour le CRAN
Patrick Lozes,
Président
0870 28 47 07
contact@lecran.org
Le CRAN
Conseil représentatif des associations noires de France
55, rue du Château-d'Eau, 75010 Paris
0870 28 47 07
http://www.lecran.org/
http://www.liberation.fr/rebonds/219491.FR.php