La fausse victoire de Mumia Abou Jamal
Un procureur a fait appel du jugement de mardi qui cassait la condamnation à mort.
Les campagnes d’opinion sont parfois couronnées de succès: après vingt ans de procédures, Wesley Cook, alias Mumia Abou Jamal, 46 ans, condamné à mort devenu icône planétaire, a peut-être échappé au destin que lui réservait la justice américaine.
Un juge fédéral, William Yohn, a décidé mardi de casser sa condamnation, sans toutefois remettre en cause la culpabilité d’Abou Jamal, accusé d’avoir tué un policier il y a vingt ans. Mais il constate que son procès, en 1982, a souffert d’un vice de procédure: le président du tribunal avait mensongèrement suggéré aux jurés qu’ils devaient être unanimes pour accorder des circonstances atténuantes. Un nouveau jury devra, dans les six mois, décider si Abou Jamal mérite la mort ou la prison à vie. Maureen Faulkner, la veuve du policier assassiné, s’est déclarée «écoeurée» par la décision du juge qui, selon elle, a voulu «contenter tout le monde». Le procureur de Philadelphie a aussitôt fait appel.
Le jugement a été applaudi dans le monde entier par tous ceux qui soutiennent le condamné à mort, son cas étant devenu emblématique des combats contre la peine de mort, le racisme et la brutalité policière américaine. Les pays européens ont pris position contre son exécution; des personnalités (Danielle Mitterrand, Paul Newman, Susan Sarandon, Whoopi Goldberg, Salman Rushdie, Oliver Stone…) ont dénoncé son sort. Des groupes de rock (The Beastie Boys, Rage Against the Machine, Public Enemy) ont levé des fonds pour sa cause. La Ville de Paris vient d’en faire un «citoyen d’honneur», titre décerné pour la dernière fois à Pablo Picasso, en 1971.
«Justice raciste»
Pour les «mumianiaques», comme la presse américaine les ont baptisés, Abou Jamal est un prisonnier politique innocent, victime d’une justice raciste. Certains militants abolitionnistes américains sont pourtant embarrassés par cette campagne. A lire de près le dossier, l’innocence d’Abou Jamal ne saute pas aux yeux. Le 9 décembre 1981, une fusillade éclate en plein centre de Philadelphie. Lorsque les policiers arrivent, une minute plus tard, ils trouvent le cadavre de leur collègue, Daniel Faulkner, tué de plusieurs balles. Faulkner a eu le temps, avant de mourir, de blesser à la poitrine Abou Jamal, chauffeur de taxi, chroniqueur radio et ex-militant des Black Panthers. Ce dernier est arrêté. Cinq balles manquent dans le chargeur d’un 38 millimètres retrouvé par terre, enregistré à son nom.
Abou Jamal, dont le taxi est garé non loin de là, dit qu’il cherchait à défendre son frère que Faulkner avait arrêté (il roulait en sens interdit) et aurait frappé. Selon la reconstitution de la scène, à partir de quatre témoignages, Abou Jamal aurait déboulé, tiré une balle dans le dos du policier, puis, après que Faulkner eut riposté, une autre à bout portant dans la tête. Transporté aux urgences, selon deux autres témoins, Abou Jamal se serait exclamé: «J’ai eu ce fils de pute, j’espère qu’il va mourir!»
Lors du procès, en 1982, Abou Jamal s’est borné à arguer que ses droits constitutionnels étaient niés. A priori, donc, Abou Jamal est un assez mauvais «client» pour une campagne voulant démontrer qu’un innocent est dans les couloirs de la mort. Mais son procès est émaillé de nombreuses manipulations et largement politisé. Le président du tribunal, le juge Albert Sabo, est membre de l’association de droite Ordre fraternel de la police. Il veut faire un exemple avec cet accusé au look de Bob Marley. Certains éléments sont cachés au jury, comme le fait que des témoins à charge se soient contredits plusieurs fois au cours de l’enquête. Les conditions de l’expertise balistique sont suffisamment troubles pour soulever une controverse. Le mouvement pour la libération de Mumia naît à la suite de ce procès. Il le nourrit par des interviews et la publication de deux livres sur ses conditions de détention.
Corruption
Abou Jamal perd tous ses appels, mais la «mumiamania» est désormais lancée. La seule difficulté, c’est de trouver un scénario qui puisse expliquer ce qui s’est passé le 9 décembre 1981. Le plus courant est digne d’un thriller: des «tireurs» protégés par les éléments corrompus de la police de Philadelphie… Des policiers auraient ensuite fabriqué des preuves contre Mumia, qui se trouvait «par hasard» sur place, comme son frère. Il y a deux ans, un certain Arnold R. Beverly, se présentant comme un ex-tueur de la mafia, a assuré avoir été engagé pour tuer Faulkner, qui enquêtait sur la corruption de la police. L’ancien avocat d’Abou Jamal, Leonard Weinglass, avait jugé ce témoignage tardif peu crédible. Les nouveaux défenseurs d’Abou Jamal l’ont, eux, rendu public cette année, ce qui lui a valu de devenir la thèse quasi-officielle des «mumianiaques».
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